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Le génie génétique

Fécondation in vitro. Une aiguille creuse (à gauche) injecte un spermatozoïde (le petit point blanc au centre de la cellule) dans l'ovule. Document WVU/HSC.

Hello Dolly ou les manipulations génétiques (II)

Monstres, chimères, clones, bébés-éprouvettes, enfants-médicaments et autre produits résultats de la fécondation in vitro font les gros titres des médias depuis quelques années. Faut-il en avoir peur, crier au scandale ou au contraire y voir un signe d'évolution positive, de progrès ?

Nous avons vu que les cellules souches sont très importantes pour la lutte contre les maladies génétiques qui peuvent frapper l'embryon ou la personne adulte.

Aujourd'hui la technique de fécondation in vitro permet à des parents porteurs d'une tare héréditaire de ne plus la transmettre à leur enfant. Grâce à l'analyse génomique, les médecins peuvent sélectionner les gamètes ou les cellules souches dont l'ADN ne présente pas certaines maladies héréditaires et permettre le développement d'un embryon sain.

De la même manière, imaginons un enfant ou un adulte affectué d'une maladie handicapante ou orpheline. Si ses parents peuvent et désirent encore avoir un enfant, en réalisant une fécondation in vitro et en sélectionnant uniquement les cellules souches saines non affectées par cette maladie, l'enfant qui naîtra pourra aider son frère ou sa soeur en lui prodigeant des cellules souches compatibles qui lui permettront de vaincre sa maladie. Cet "enfant-médicament" reste un enfant à part entière, heureux de vivre, mais en plus il peut aider sa famille sur le plan génétique. Il n'y a aucun mal à procéder de la sorte, si ce n'est qu'on corrige les défauts de la nature.

Mais avant d'en arriver là, à titre expérimental les biogénéticiens ont bien dû réaliser des manipulations génétiques et cela représente encore l'essentiel de la recherche appliquée dans ce domaine. On retrouve ces organismes génétiquement modifiés (OGM) dans la plupart des espèces étudiées en laboratoire.

Tout commença à la fin du XIXe siècle. En 1894, le naturaliste William Bateson découvrit l'homéosis, le fait qu'il était possible de transformer un organe en un autre, ce qu'on appelle les mutations homéotiques. L'existence de telles mutations révéla qu'au cours de l'embryogenèse il existe des gènes sélectionnant la fonction des cellules. Il faudra attendre 1978 et l'étude de la transmission héréditaire des mutations homéotiques pour localiser les complexes ou clusters de gènes homéotiques sur le chromosome 3 de la drosophile (les clusters Antennapediale et Bithorax).

Nous verrons à propos de l'ADN que selon les espèces il existe jusqu'à 13 gènes Hox (8 chez la mouche) qui définissent le plan corporel et activent les gènes qui vont exprimer les protéines qui vont construire l'organisme.

Une mouche des fruits ayant des pattes à la place des antennes. Notons qu'on aurait également pu lui ajouter un oeil sur le thorax ou une paire d'ailes supplémentaire. Document Université A&M du Texas.

En 1927, Calvin Bridges découvrit qu'on pouvait remplacer le premier segment abdominal de la mouche pour lui donner l'aspect du troisième segment thoracique. La mutation bithoraxoïde (bxd) permet à ces mouches mutantes d'avoir une paire de pattes supplémentaires.

En 1941, Bridges isola également la mutation bithorax (bx) qui forme une paire de balanciers anormaux : la partie antérieure de ces organes est remplacée par du tissu d'aile. La moitié antérieure du troisième segment thoracique se transforme en moitié antérieure du second segment thoracique.

En 1954, Edward Lewis découvrit chez la mouche la mutation postbithorax (pbx). Ici c'est la partie postérieure des balanciers, des pattes, et la partie postérieure de tout le troisième segment qui a les caractéristiques du second segment.

Dans les années 1970, on réalisa les premières manipulations génétiques dans les domaines agricole et horticole (pommier, blé, maïs, rose, pêche-abricot, tomate-cerise, clémentine, vache, etc). Puis on s'attaqua aux animaux transgéniques et c'est ici que certaines opérations ont choqué le public et les comités d'éthiques.

En 1984, les biogénéticiens ont créé une mouche des fruits présentée à gauche ayant d'abord une puis deux pattes à la place des antennes. on lui donna même un nom, la mutation Antennapedia.

En 1986, les laboratoires Novo modifièrent génétiquement la levure Saccharomyces cerevisiae (plutôt que le colibacille) pour exprimer le gène humain de l'insuline et parvinrent à créer industriellement une levure capable de synthétiser de l'insuline.

En 2012, on parvint à créer un embryon de poisson zèbre ayant une sorte de patte à la place d'une nageoire en ajoutant à son génome un gène Hox supplémentaire, HoxD13, connu pour former l'extrémité des membres et qui produisit une certaine quantité de protéine Hox-D13 (cf. R.Freitas et al., 2012).

Hello Dolly ! La brebis Dolly fut le premier mammifère cloné avec succès en 1996. Un an plus tard elle donna naissance à Bonnie et trois autres agneaux. Document Roslin Institute Edinburgh.

En 2012, grâce à l'outil piggyBac (une variante de Crispr), des chercheurs sont parvenus à modifier génétiquement le ver à soie pour qu'il produise de la soie d'araignée Nephila clavipes. Mais sa soie ne contenait que 2 à 5% de soie d'araignée. Puis en 2018, grâce à l'outil Talen, des chercheurs chinois sont parvenus à modifier génétiquement cette espèce d'araignée pour qu'elle produise beaucoup plus de soie en fusionnant dans un chromosome une partie du gène FibH du ver à soie avec le gène MaSp1 de cette araignée. La soie fabriquée représentait 35% du poids du cocon. Bien qu'elle n'offrait pas la résistance de la soie pure du ver à soie, elle était quand même plus extensible (cf. J.Xu et al., 2018).

On passa ensuite aux mammifères. Tout le monde se rappelle la naissance de la première brebis clonée, Dolly, le 5 juillet 1996. Un an plus tard elle donna naissance à une petite Bonnie puis à trois autres agneaux, prouvant que le clonage était non seulement viable mais pouvait assurer la perennité d'une espèce. Toutefois nous verrons un peu plus bas que cette expérience a mis en évidence les limites de ce type de clonage.

Depuis, la méthode de clonage a été appliquée avec succès à beaucoup d'autres animaux (cheval, mulet, singe, lapin, chat, chien, etc), au point que des sociétés américaines et coréennes dont SOOAM Biotech s'engagent à cloner votre animal de compagnie favori le jour de sa mort.

SOOAM envisage même de cloner un mamouth laineux dont les rechercheurs ont retrouvé des restes très bien conservés en 2012, comprenant notamment de la peau et des muscles contenant du sang et des noyaux cellulaires datant de 43000 ans.

Certains chercheurs envisagent même de ramener à la vie des espèces animales disparues conservées dans du formol (Tigre de Tasmanie, etc), dans la glace (Mamouth) ou de créer de nouvelles espèces de moustiques.

Tout le monde a déjà vu ces mouches mutantes aux yeux rouges, ces poissons aux yeux exorbités ou aux nageoires démesurées. En 2001, ils créèrent un cochon et un singe macaque rhésus (ANDi) marqués d'un gène fluorescent (gène de la méduse) ainsi qu'un poulet à quatre cuisses (à ne pas confondre avec les greffes d'organes comme cette fameuse souris qui porta temporairement une oreille humaine sur le dos en 1995).

Le premier sentiment qu'on éprouve en voyant ces "pauvres créatures" c'est un choc émotionnel bien compréhensible : ce sont des monstres ! En effet, ces chimères on ne peu plus vivantes sont un outrage à la vie et beaucoup de gens n'apprécient pas que l'on joue ainsi avec les lois de la nature pour créer des monstres. Nous sommes bien d'accord.

Le génie génétique au sens propre. A gauche, CopyCat, alias "Cc" le premier chat cloné né le 22 décembre 2001. Notons que "Cc" n'est pas 100% identique à son modèle. Sa "maman" Rainbow présente un pelage blanc et doré avec des rayures marrons. CopyCat a une robe blanche avec des rayures grises et marrons. Ils n'ont pas non plus le même physique ni le même caractère. CopyCat fut adoptée six mois après sa naissance par le Dr Duane Kraemer, professeur principal au laboratoire des sciences de la reproduction au Texas A&M College, et sa femme, Shirley. Au centre, CopyCat adulte. Elle mourut en 2019 à 18 ans d'une insuffisance rénale. A droite, ANDi, en janvier 2021. C'est le premier macaque rhésus portrant un gène supplémentaire rendant ses poils et ses ongles fluorescents. Documents Université A&M du Texas et Picture-Alliance/DPA.

Mais il faut rappeler que la nature ne nous a pas attendu pour créer des créatures mutantes et autres espèces hybrides. Dame Nature aussi use et abuse des OGM ! Sans ce petit coup de pouce, l'Homo sapiens sapiens que nous sommes ne serait pas là. Bien sûr nous n'avons pas (encore) d'antenne sur la tête ou un oeil dans le dos, quoique cela serait tout de même pratique.

Grâce à l'horticulture et l'agriculture, le génie génétique fait aujourd'hui partie de notre culture.

Les limites du clonage

En soi le clonage est une merveilleuse invention, tant que les praticiens maîtrisent tout le processus, respectent le code d'éthique comme la législation en vigueur. Or c'est encore loin d'être le cas.

Les animaux naissent âgés

Les laboratoires évitent bien de nous dire que si techniquement le clonage des mammifères est "maîtrisé", il y a des effets de bord que les généticiens passent sous silence (et ne soupçonnaient même pas en 1996). Ainsi, le noyau de la cellule prélevé sur la mère de Dolly contenait des brins d'ADN âgés de l'âge de son hôte, c'est-à-dire de 6 ans, et donc déjà relativement "vieux". Or, les généticiens savent qu'au cours des générations et des renouvellements cellulaires, les chromosomes perdent peu à peu une partie de l'ADN contenu dans les télomères, les extrémités des chromosomes.

En implémentant ces chromosomes âgés dans le noyau d'un nouvel individu, Dolly était déjà génétiquement vieille avant de naître ! C'est la raison pour laquelle cette brebis est décédée 5 ans après sa naissance des suites d'une arthrite et d'un problème pulmonaire, des maladies propres aux individus âgés, comme si Dolly était âgée de 11 ans...

Le clonage présente donc des limites qui touchent à l'évolution et à la santé même de l'homme. Dans ces conditions, pour des raisons éthiques il est irresponsable de l'appliquer sous cette forme à l'être humain.

A lire sur le blog : Découverte de cellules vivantes de mammouth (2012)

Premiers embryons de singe obtenus par clonage (2007)

Expériences in vitro et ex vivo

Dans une expérience in vitro, les souches de cellules ou les tissus à tester sont isolés et séparés de l'organisme et purifiés. Cette méthode permet d'étudier et de caractériser en détails les cellules ou les molécules. Elle permet également d'amplifier le nombre de cellules par culture pour des tests ultérieurs. Cette méthode se prête également très bien à la modélisation.

Document C.Brito et al. (2020) adapté par l'auteur.

Dans un expérience ex vivo, les cellules ou tissus sont directemenrt extraits de l'organisme vivant et testés en laboratoire où les conditions reflètent autant que possible celles de l'organisme.

En thérapie génique ex vivo, les cellules sont d'abord extraites du corps du sujet et modifiées/transductées in vitro par un vecteur non viral ou viral. En revanche, la thérapie génique in vivo consiste à introduire directement le matériel génétique modifié chez le sujet à l'aide d'un système d'administration non viral ou viral.

Ces deux méthodes sont une alternative à l'expérimentation sur l'animal.

Le respect de l'éthique

Personne n'aime que son enfant soit handicapé ou porte une maladie incurable. C'est bien en partie pour éviter tous ces problèmes que les femmes avortent. Dans de telles circonstances, presque plus personne ne conteste la nécessité de l'acte médical.

Pour éviter justement toute la peine et tous les soucis associés à un avortement ou au décès d'un être cher suite à une maladie, aujourd'hui nous pouvons remédier dès la conception à certaines maladies parfois lourdes et handicapantes.

La solution consiste à étudier le génome et de quelle manière fonctionnent les cellules souches. Pour cela il faut réaliser des expériences sur l'animal et ensuite sur l'embryon humain, l'informatique ne pouvant pas simuler ce genre d'évolution, et sans doute pas avant longtemps.

Le but ultime des manipulations génétiques et en particulier du clonage est de créer des animaux pour produire des organes, des tissus ou des médicaments qui ne seraient pas rejetés par le système immunitaire humain.

Bien sûr on ne peut pas faire n'importe quoi. Toute personne un tant soi peu respectueuse de la morale et de la vie conviendra qu'il y a une limite à ne pas franchir entre la recherche d'un enfant sain et l'eugénisme qui consiste à établir une sélection biologique sur des critères arbitraires (la nationalité, la religion, la couleur des yeux, de la peau, l'intelligence potentielle, etc). Les génocides perpétrés au cours des guerres nous en ont donné de tristes démonstrations.

Document Nature.

Mais il ne faut pas remonter à des évènements aussi tragiques pour trouver des situations similaires. En effet, dans la plupart de nos démocraties laïques la femme garde le droit de pratiquer ou non l'avortement. Si on y réfléchit bien, c'est un acte qui lui confère le pouvoir de juger si son futur enfant à droit ou non à la vie, raison pour laquelle certains gouvernements s'y opposent. Mais il s'en pratique des millions chaque année en toute légalité (environ 25% des grossesses chez les femmes de 30 à 39 ans et deux fois plus chez les plus jeunes ou les plus agées).

C'est dans ce contexte que les comités d'éthiques et le législateur doivent agir en définissant les limites de ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire en matière de génie génétique, une question très complexe et qui n'a de toute évidence pas de réponse simple et définitive.

Ainsi, contrairement à la France qui interdit encore tout acte génétique à partir du 14e jour, la tendance européenne et mondiale va vers une manipulation génétique jusqu'aux premiers mois de la grossesse. Pour la plupart des biologistes en effet, le fait qu'il y ait 2, 14 ou 10000 cellules, ne change rien à la question : cet organisme contenant quelques cellules est certes un organisme vivant mais ce n'est certainement pas encore un foetus humain.

Ceci dit, depuis le clonage de Dolly en 1996, si à l'époque la population et les politiques craignaient les pires dérives, soyons rassurés car au fil des années, les investissements dans la recherche sur le clonage thérapeutique ont diminué dans la plupart des pays. Seule une poignée de pays autorisent la création d'embryons pour la recherche (Belgique, Grande-Bretagne, Israël, Japon, Corée du Sud, singapour et Chine). Toutefois, la production de cellules souches à des fins thérapeutiques impliquant la destruction d'embryons suscite encore un débat éthique et moral. Mais à ce jour, personne n'a jamais été jusqu'à créer des organes humains fonctionnels.

Selon les experts en bioéthique, à terme il est possible que clonage de cellules humaines disparaisse faute de demande.

Une technique plus éthique et prometteuse est celle des cellules iPS, des cellules souches pluripotentes induites. Des chercheurs peuvent produire des cellules souches sans recourir à des embryons, en stimulant des cellules matures que l'on ramène vers un état juvénile. Cette technique à visée thérapeutique (elle permet de réparer un organe lésé ou malade grâce à des cellules souches qui vont remplacer les cellules défectueuses) est encore en développement mais a déjà permis au Dr Shinya Yamanaka de remporter le prix Nobel de physiologie et de médecine en 2012.

Autoriser les manipulations génétiques ne veut pas dire que tout est permis en génétique. Les généticiens savent très bien que certaines manipulations sont à haut risque comme par exemple manipuler les 13 gènes Hox humains qui contrôlent l'architecture globale du corps et activent les gènes ouvriers qui vont le construire. Les gènes Hox sont présents chez pratiquement tous les organismes (sauf les éponges) et n'ont pas évolué depuis 600 millions d'années et l'ancêtre commun des vertébrés, des arthropodes et des annélidés. Pourquoi ? Pour la simple raison qu'y toucher revient à modifier tout ce que la Nature a méticuleusement construit durant des centaines de millions d'années, justement pour éviter de commettre la moindre erreur d'assemblage. Malgré toutes les précautions qu'a pris l'évolution pour créer des organismes viables, il arrive encore parfois qu'elle commette des erreurs génétiques, que certains individus soient malformés ou handicapés. Les gènes Hox sont également à l'origine de certains cancers (cf. ce schéma)

Si aujourd'hui on connait le rôle des gènes Hox et les principales erreurs qui peuvent résulter de leur expression, on ignore les conséquences d'un changement d'un ou plusieurs gènes Hox ou d'un changement massif des clusters de gènes qu'ils activent. Demander aux humains de se prendre pour le Créateur reviendrait à jouer à l'apprenti-sorcier !

La question des manipulations génétiques devient très sensible lorsque des médecins décident de donner naissance à des bébés très prématurés. Ce cas particulier mérite quelques explications.

Les bébés très prématurés

Faut-il procéder à un avortement ou donner naissance à un bébé très prématuré - moins de 25 à 28 semaines de grossesse ? Le 24 octobre 2006, au Baptist Children's Hospital de Miami, une Américaine donna naissance à un foetus âgé d'à peine 21 semaines et 6 jours (au lieu des 37 à 40 semaines), il pesait 284 grammes et mesurait 24 cm, il était à peine plus grand qu'un stylo...

L'enfant fut conçu in vitro mais la mère eut des problèmes durant sa grossesse et commença son travail à la 19e semaine selon le quotidien britannique "Mirror". Le même journal (à scandale) annonçait également que la mère avait prétendu qu'elle était enceinte de 23 semaines car la loi interdit aux médecins américains de pratiquer des accouchements lorsque le foetus est plus jeune.

Selon les médecins, il y avait une incertitude sur la viabilité des poumons et le bon fonctionnement du cerveau du foetus notamment, mais "son pronostic était excellent", selon le Dr Paul Fassbach. La maman et son bébé ont pu rentrer chez eux le 22 février 2007, deux jours après l'annonce officielle de cette naissance dans les médias.

Plus d'un médecin européen ont été choqués par cette pratique. C'était en effet l'enfant le plus prématuré au monde, ce qui signifie que sa santé était déjà mise en question à sa naissance ! Généralement, les médecins considèrent qu'un bébé n'est pas viable lorsqu'il pèse moins de 400 grammes ou n'a pas accompli ses 6 mois de grossesse. Les médias et les avocats opposés à ce genre de pratique ont même osé dire que la mère avait donné naissance à "un blop de tissus".

Sans entrer dans cette polémique, on peut se demander si les Américains visaient un record ou une prouesse thérapeutique ? Cette petite fille nommée Amillia Taylor n'était pas encore formée, sa peau était rouge et translucide, la plupart de ses organes étaient immatures et incapables de fonctionner correctement. Elle dut rester aux soins intensifs durant 4 mois. Mais une couveuse oxygénée et bardée de tuyaux invasifs ne remplaceront jamais le milieu liquide, protecteur et nourricien du ventre d'une mère.

Le bébé (foetus) Amillia Taylor surnommé le "bébé miracle" est né prématurément à 21 semaines le 24 octobre 2006 au Baptist Children's Hospital de Miami. Il pesait 280 g et mesurait 24 cm. Après avoir souffert de plusieurs problèmes de santé liés à sa grande prématurité, aujourd'hui l'enfant se porte bien. Documents AFP.

Contrairement aux Etats-Unis, en Europe si un tel enfant naît prématurément, le corps médical s'en occupe bien sûr, mais ne cherche pas à le sauver coûte que coûte. Si cet enfant survit c'est par ses propres moyens, ce qui signifie que son organisme est en mesure de suppléer aux carences de sa prématurité.

Mais les médecins américains ont-ils réfléchi un seul instant aux conséquences et aux séquelles de cette naissance très prématurée forcée ? On peut en douter. Et ce n'est surement pas le corps médical qui devra supporter toute sa vie le handicap éventuel de cet enfant et la souffrance éventuelle des parents.

Les conséquences de la prématurité sur la santé

Suite aux nombreuses naissances de grands prématurés, nous savons aujourd'hui qu'ils sont plus sensibles à la douleur ainsi qu'aux maladies. Selon le Dr Mike O'Shea, médecin néonatal à la Faculté de Médecine de l'Université de Caroline du Nord à Chapel Hill qui codirige une étude sur les enfants nés entre 2002 et 2004, les bébés très prématurés risquent de présenter des complications dès avant leur naissance (cardiovasculaires, pulmonaires, malformations) ou un ou plusieurs handicaps durant leur vie. Ils peuvent aussi présenter une longue liste de problèmes potentiels dont certains ne seront diagnostiqués que durant l'enfance : asthme, anxiété, troubles du spectre autistique, paralysie cérébrale, troubles neurologiques dont l'épilepsie et des troubles cognitifs.

Amillia n'a pas fait exception à cette règle. Le bébé souffrit d'une légère hémorragie intraventriculaire (HIV) et dut être soigné pour une rétinophathie des prématurés (ROP). Amilia a également présenté des problèmes digestifs et respiratoires. Aux dernières nouvelles, elle se porte bien.

L'opération en valait-elle la peine ? Certes, Amilia est un bébé qui fut rendu à ses parents, mais malgré les immenses progrès faits dans le domaine des grands prématurés, Amillia n'est pas née dans des conditions optimales et en souffrit.

Au fil des décennies, les traitements donnés aux bébés très prématurés se sont grandement améliorés. Le nombre de grands prématurés ayant survécu à 22 semaines de grossesse est passé de 15% en 1973 à plus de 35% en 2019 et atteint 60% à 24 semaines de grossesse. Document Mohammed Hamoud/GettyImages.

Ce genre d'intervention comme celle du clonage soulèvent des questions éthiques très difficiles à résoudre en raison de la diversité des intérêts et des croyances. Mais une chose est sûre, le curriculum vitae d'un médecin ne peut pas se transformer en un palmarès de records au détriment de la santé.

La fin du XXe siècle apporta d'énormes changements à la médecine néonatale. Le Dr Lex Doyle, pédiatre et ancien directeur du Victorian Infant Collaborative Study (VICS) en Australie, aujourd'hui directeur adjoint de la recherche au Royal Women's Hospital, se souvient que lorsqu'il a commencé à prendre soin des nouveaux-nés prématurés en 1975, très peu survivaient s'ils pesaient moins de 1000 grammes - un poids à la naissance correspondant à environ 28 semaines de grossesse (et en-dessous de 800 grammes on n'essayait même pas de les sauver). L'introduction de ventilateurs dans les années 1970 en Australie, améliora leur chance de survie mais provoqua des lésions pulmonaires.

Au cours des décennies suivantes, les médecins ont commencé à administrer des corticostéroïdes aux mères qui devaient accoucher prématurément pour aider la maturation des poumons du foetus. Mais la plus grande amélioration est survenue au début des années 1990 avec le traitement par surfactant, le liquide qui empêche les poumons de s'effondrer lors de l'expiration. Grâce à cette technique, le taux de mortalité des bébés prématurés chuta de 60 à 73% et ce qui était un miracle quelques années auparavant devint une pratique médicale courante qui sauva énormément de vies.

Ces progrès réalisés en médecine expliquent pourquoi de nos jours le nombre de bébés très prématurés nés avant 28 semaines et parvenus à l'âge adulte augmente à un taux élevé.

De nombreux hôpitaux traitent régulièrement, et souvent sauvent, les bébés nés dès 22-24 semaines. Les taux de survie varient selon le lieu et le type d'intervention qu'un hôpital est en mesure de fournir. Selon un article publié par l'Association Britannique de Médecine Périnatale (BAPM) en 2019, au Royaume-Uni par exemple, parmi les bébés prématurés vivants à la naissance et recevant des soins, 35% nés à 22 semaines survivent, 38% à 23 semaines et 60% à 24 semaines. Environ un tiers des enfants nés très prématurément souffre d'une déficience parmi celles listées ci-dessus. Un autre tiers présente plusieurs handicaps, les autres n'en ayant aucun.

Dans un article publia dans "JAMA" en 2019, des chercheurs ont analysé les données de néonatalité de 5371 bébés très prématurés. Il ont constaté que 78% présentent au moins un désordre à l'adolescence ou à l'âge adulte comme un trouble psychiatrique, contre 37% des personnes nées à terme.

Concernant le risque de mortalité précoce comme les maladies cardiaques, 68% des personnes nées très prématurément présentaient au moins un de ces indicateurs, contre 18% pour les naissances à terme (bien que ces données incluent les personnes nées avant l'utilisation des surfactants et de corticostéroïdes, il n'est donc pas établi que ces données reflètent les résultats pour les bébés nés en 2019).

Les chercheurs ont trouvé des tendances similaires dans une étude britannique sur les naissances très prématurées publiée la revue "Pediatrics" en 2020. Les chercheurs ont constaté que 60% des jeunes de 19 ans qui étaient très prématurés étaient affaiblis dans au moins un domaine neuropsychologique, souvent la cognition.

Que sont devenus les bébés très prématurés ?

Camille Girard-Bock (à l'extrême droite sur la photo présentée ci-dessous à gauche) fut une grande prématurée (cf. cette photo), née en 1992 à 26 semaines et pesant seulement 920 grammes. En 2020, elle terminait un doctorat en sciences biomédicales à l'Université de Montréal. Travaillant avec des chercheurs du CHU Sainte-Justine, elle évoqua dans la revue "Nature" les conséquences à long terme de la naissance très prématurée.

Cinq portraits de grands prématurés (< 28 semaines de grossesse) qui n'ont aucun problème de santé. Parmi eux, Camille Girard-Bock (à l'extrême droite), une doctorante de 27 ans (2020) qui étudie les conséquences à long terme de la naissance très prématurée. Document "Nature" (2020) adapté par l'auteur.

Selon Girard-Bock, le corps médical estime que les familles comprennent très bien les principaux problèmes découlant d'une naissance prématurée une fois que l'enfant aura atteint l'âge scolaire, notamment les problèmes de développement neurologique. Mais ce n'est pas nécessairement le cas.

Ses professeurs ont découvert que les jeunes adultes de cette population présentent des facteurs de risque de maladie cardiovasculaire et il est possible que des problèmes de santé plus chroniques se manifestent avec le temps (voir plus haut).

Girard-Bock ne se laissa pas impressionner par ces risques potentiels : "En tant que survivante d'une naissance prématurée, vous avez vaincu tellement de risques. Je suppose que j'ai une sorte de faculté pour savoir comment vaincre la malchance."

Comme les autres bébés ayant survécu, Girard-Bock va à contre-courant des idées reçues et fait partie d'une population qui est plus importante aujourd'hui qu'à aucun autre moment de l'histoire : les jeunes adultes qui ont survécu à une grande prématurité. Pour la première fois, les chercheurs peuvent espérer comprendre les conséquences à long terme d'une naissance si précoce. Après quelque 40 ans de suivi, ces adultes fournissent aux chercheurs des données inestimables sur leur évolution à long terme tandis que d'autres études testent des moyens de minimiser les risques et leurs impacts sur la santé.

Ces données peuvent aider les parents à prendre des décisions difficiles quant à l'opportunité de continuer à se battre pour la survie d'un bébé. Bien que de nombreux nourrissons très prématurés grandissent bien et sont en bonne santé, le handicap reste une préoccupation majeure, en particulier les déficits cognitifs et la paralysie cérébrale.

Les chercheurs travaillent sur de nouvelles interventions pour améliorer la survie et réduire les éventuels handicaps chez les nouveau-nés très prématurés. Plusieurs médicaments visant à améliorer les fonctions pulmonaire, cérébrale et oculaire sont en cours d'essais cliniques et les chercheurs étudient également des programmes de soutien aux parents.

Les chercheurs étudient également des moyens d'aider les adultes nés très prématurément à faire face à certains des impacts à long terme sur leur santé auxquels ils pourraient être confrontés, testant notamment des régimes d'exercices pour minimiser le risque de maladies cardiovasculaires.

Selon le Dr Casey Crump, médecin de famille et épidémiologiste à l'École de Médecine Icahn du Mont Sinai à New York, "La naissance prématurée doit être considérée comme une maladie chronique qui nécessite un suivi à long terme." Crump souligne que lorsque ces bébés deviennent enfants ou adultes, ils ne reçoivent généralement pas de soins médicaux particuliers. "Les médecins ne sont pas habitués à les voir, mais ils le feront de plus en plus."

Dernier chapitre

La médecine face à la religion

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